Il est des présences qui se gravent en nous, des âmes qui, sans bruit, marquent chaque instant de notre existence de leur éclat tendre et lumineux. Mon pépé José était de celles-là, de ces êtres dont l’ombre réchauffe encore longtemps après leur départ. Il n’était pas lié à moi par le sang, mais par cet amour simple, celui qui se tisse au fil des jours, dans la douceur des moments partagés, à travers les rires et les silences complices. Il était remarié à ma grand-mère, mais pour moi, il a toujours été plus qu’un grand-père, il était le gardien des petits bonheurs.
Chaque matin, avant l’école, chaque soir, à mon retour, je le voyais, là, fidèle, comme un phare au bout du chemin. Son petit chapeau vissé sur la tête, un sourire toujours prêt à éclore, il nous attendait, mes sœurs et moi, avec cette constance qui réchauffe le cœur. À 17 heures, l’heure sacrée de notre goûter, nous nous retrouvions. Les adultes prenaient leur café, tandis que moi, je savourais ces instants de complicité comme une offrande quotidienne. Il savait tout de nos horaires, de nos petites habitudes, et jamais il ne manquait une occasion de croiser notre chemin. Et si parfois le temps pressait, il nous déposait à l’école en voiture, toujours avec cette bienveillance naturelle qui semblait émaner de lui comme une évidence.
Dans notre rue, tout le monde le connaissait. Pépé José, avec son chapeau et ses blagues, était une figure aimée et respectée. Il portait en lui une chaleur humaine, un rire facile, et cette capacité rare de rendre chaque instant plus léger, plus doux. Et moi, enfant, je ne savais pas encore la valeur infinie de ces moments. Je ne savais pas que ces petites joies, ces complicités tissées jour après jour, allaient se transformer, bien des années plus tard, en souvenirs précieux, en trésors de mémoire.
Puis, brusquement, tout a basculé. En moins d’un mois, son état s’est dégradé, et il nous a quittés. Il s’est éteint si vite que nous n’avons pas eu le temps de comprendre, de nous préparer à cet adieu. C’était l’année de mon baccalauréat, une année qui aurait dû être marquée par l’effort, par l’accomplissement, mais qui s’est transformée en l'une des plus sombres de ma vie. La maison, habituellement remplie de ses rires, est devenue soudainement silencieuse. Un silence lourd, pesant, qui nous a tous enveloppés comme un voile de tristesse. Plus personne ne parlait, comme si les mots eux-mêmes étaient incapables de traverser ce chagrin. Nous étions tous en état de choc, enfermés dans ce deuil qui semblait ne jamais finir.
Il avait tant fait pour nous, mon pépé José. C’est lui qui m’a appris à regarder les autres avec le cœur, à donner sans rien attendre en retour, à faire du bien autour de soi comme une seconde nature. Je me souviens de cette vieille dame, une amie à lui, qui vivait en bas de chez nous. Elle ne pouvait guère se déplacer, et ses enfants, trop absents, ne venaient que rarement la voir. Mon grand-père m’avait encouragée à l’aider, à l’accompagner faire ses courses tous les samedis. Je portais ses sacs, et en échange, elle me donnait toujours un paquet de gaufrettes à la fraise. Je n’aimais pas ces friandises, mais je les acceptais avec un sourire, sachant que c’était sa manière de me dire merci, et je les redonnais gentiment à mes parents. C’était un petit geste, presque insignifiant, mais pour moi, il symbolisait tout ce que mon grand-père m’avait appris : la générosité, la bienveillance, la capacité de voir l’autre et de répondre à ses besoins, sans rien attendre en retour.
Pépé José savait, mieux que quiconque, me consoler lorsque la vie devenait trop lourde pour mes épaules d’enfant. Quand je pleurais, il venait s’asseoir à mes côtés, me racontait des histoires, me faisait rire malgré moi. Il avait ce don rare de transformer la tristesse en joie, de prendre le poids du monde et de le rendre plus léger. À chaque larme, il opposait une blague, un sourire, une parole réconfortante. Nous parlions de la vie, de tout et de rien, et bien que j'étais si jeune, je sentais déjà qu’il me transmettait, sans le savoir, les plus précieuses leçons de l’existence.
Son visage est sans doute l’un des plus lumineux que j’aie jamais connus. Il rayonnait de cette joie de vivre, de cette capacité à rendre chaque moment unique. Et aujourd’hui, dans les yeux de mon conjoint, Florent, je retrouve un peu de cette lumière, ce même don pour le bonheur, cette aptitude à faire rire, à enchanter la vie de ceux qui l’entourent. Comme si, d’une certaine manière, mon grand-père continuait de vivre à travers lui.
Le jour où il est parti, mon cœur s’est brisé. Ma mère, la veille de sa mort, m’avait demandé de lui dire à quel point je l’aimais. Mais je n’y suis jamais parvenue. Les mots restaient coincés dans ma gorge, lourds d’une émotion que je ne savais pas encore comment exprimer. Je savais que c’était un adieu, et je n’étais pas prête. Comment aurais-je pu l’être ? Comment trouver la force de dire au revoir à celui qui avait été mon refuge, mon phare, mon modèle ?
Aujourd’hui encore, je me surprends à vouloir partager tant de choses avec lui, à vouloir vivre encore ces instants de complicité que la vie m’a arrachés trop tôt. Son absence laisse un vide immense, un vide que rien ni personne ne pourra jamais combler. Mais dans mes souvenirs, il est toujours là, avec son chapeau, ses blagues, son sourire réconfortant. Et chaque fois que je tends la main vers un autre, chaque fois que je donne sans attendre, je sais qu’il n’est pas vraiment parti. Il vit en moi, dans chaque geste de bonté, dans chaque éclat de rire, dans chaque souvenir que je chéris précieusement.
À toi, mon pépé José, mon phare, mon guide. Tu as été plus qu’un grand-père. Tu étais la joie incarnée, la générosité faite homme. Et si je n’ai jamais su te dire au revoir, c’est parce que tu es encore là, dans chaque battement de mon cœur.